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La légende du Mont Ararat, de Yachar Kemal
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La légende du Mont Ararat, de Yachar Kemal

 

LA LEGENDE DU MONT ARAFAT DE YACHAR KEMAL

par Julie PINEL
Julie.PINEL@mailhec.net

 

Le point de départ :

Un beau jour, un cheval appartenant vraisemblablement à un haut dignitaire local, se retrouve devant la maison d’un simple habitant du Mont Ararat, Ahmet. Celui-ci tente de le ramener sur la route, bien conscient du danger que représente la possession d’un animal de noble. Mais le cheval décide de rester auprès de lui. Par trois fois, Ahmet éloigne le cheval de la région Ararat et par trois fois le cheval revient. Ceci en fait un Don du Ciel, d’après la tradition. Dès lors, tous les habitants du village, qui ont rapidement appris la nouvelle, considèrent qu’il doit le garder et Ahmet également. C’est pourquoi, quand le pacha, propriétaire du cheval, envoie des émissaires (les beys kurdes) le rechercher, Ahmet refuse de le rendre, soutenu par les habitants du village. Le pacha entre alors dans une sourde colère et fait emprisonner Ahmet, ainsi que son vieux compagnon, qui le soutien dans son refus de rendre le cheval. Si le cheval n’est pas rendu, ils seront mis à mort.

Analyse de cette situation de conflit :

On est bien, dans ce récit, en présence d’une négociation si l’on s’appuie sur la définition suivante : le pacha cherche à obtenir de nouveau la possession de son cheval, Ahmet résiste et refuse. L’objet de la négociation : la possession du cheval, puis cette possession + la vie d’Ahmet, puis cette possession + la vie d’Ahmet + la main de Gulbahar.

Les parties en présence :

  • Ahmet et le Pacha, qui s’opposent sur la possession du cheval.
  • Sofi, sage et ami d’Ahmet qui interfère avec lui dans la négociation.
  • Les beys kurdes, au service du pacha, et qui lui servent d’intermédiaires auprès d’Ahmet et des autres habitants du mont Ararat.

On constate d’emblée une dissymétries dans ces deux camps. (On peut ici reprendre cette métaphore guerrière car il s’agit bien d’une opposition, où dès le départ, chacun campe sur ses positions.) D’un côté, on a un conseiller écouté, Sofi, de l’autre, des beys qui ne sont pas nécessairement en accord avec leur pacha, mais qui lui doivent obéissance et qui ont un rôle de simple relais des exigences du pacha. Autrement dit, il existe des divergences au sein du « camp » du pacha. Ces divergences sont parfois visibles, car les beys acceptent les arguments d’Ahmet lorsqu’ils le rencontrent et qu’il refuse de leur remettre le cheval (respect de la tradition), mais sont au service du pacha, qui bénéficie d’un pouvoir de représailles à leur encontre.

Des critères objectifs ?

La tradition et son respect pourrait constituer des critères objectifs, étant donné qu’ils sont connus par les deux parties, mais le sultan, imbus de son pouvoir désire passer au-delà.

Dès le début, la situation est bloquée :

  • Ahmet ne peut rendre le cheval, car cela représenterait un affront envers son Dieu et la tradition. Il refuse d’emblée tout marchandage et bloque ainsi un processus de négociation : il ne veut pas échanger le cheval contre de l’argent !
  • Le pacha, qui ne peut supporter un tel affront à son pouvoir, ne peut retirer ses exigences.

Apparemment, il n’existe pas de canal d’accord potentiel.

Pourtant, les situations sont différentes :

En terme de relations de pouvoir : Ahmet n’est qu’un simple habitant du Mont Ararat, le Pacha est la personnalité la plus puissante de la région.

En terme de MESORES (or, on sait que dans une négociation, le pouvoir des acteurs est fonction de la valeur relative de leurs MESORES) :

Dans le cas où la négociation échoue, c’est-à-dire dans le cas où Ahmet conserve le cheval malgré toutes les menaces du pacha :

Pour le Pacha :

  • Renoncer à son cheval, c’est reconnaître que la tradition est supérieure à son pouvoir qu’il souhaiterait absolu ; mais c’est aussi gagner l’estime de peuple. Pourtant, ce dernier point à très peu de valeur à ses yeux, c’est son pouvoir qui lui importe le plus.

Pour Ahmet :

  • Garder le cheval, c’est perdre sa vie ou risquer une révolte des montagnards contre le pacha, suivie de répressions sanglantes contre la population.
  • On voit bien que la MESORE du pacha est supérieure à celle d’Ahmet en cas d’échec de la négociation, ne serait-ce que parce qu’il n’y risque pas sa vie !
  • Si le cheval est rendu au prix des menaces, les situations seront les suivantes, à ce stade du récit :
  • Renoncer au cheval pour Ahmet, c’est perdre la confiance de son Dieu et l’estime des paysans mais conserver sa vie.
  • Si le pacha ne renonce pas au cheval, il risque de mourir au cours d’un assaut des montagnards contre son palais (révolte populaire contre un tyran).

On pourrait penser que le fait qu’Ahmet tombe amoureux de la fille du pacha (qui l’a rencontré au cours de sa détention au palais), améliore ses choix : rendre le cheval et vivre heureux avec Gulbahar (la fille du pacha). Pourtant, il n’en est rien, au contraire, la négociation se déroule désormais dans un environnement de plus en plus tragique :

  • Ahmet ne peut rompre le don que lui a fait son Dieu, les habitants du village ne le comprendrait pas non plus. Il doit respecter la tradition et de fait ne risque plus seulement de perdre sa vie. Il risque également de perdre l’amour de sa vie.
  • Le pacha se sent doublement trahit et ne peut marier sa fille à un simple habitant des montagnes.

L’irruption de l’amour de Gulbahar pour Ahmet pourrait venir élargir le gâteau de la négociation ou en tout cas la rendre « multi-objets » et donc la faciliter, mais il n’en est rien non plus. Elle déplace l’enjeu et aggrave la position de négociation d’Ahmet : il ne risque plus seulement sa vie, mais celle de Gulbahar prête à affronter le courroux de son père en lui avouant son amour pour Ahmet afin de le sauver (puisqu’il ne se résout pas à rendre le cheval). L’offre de la main de Gulbahar pourrait être une compensation sans rapport avec l’objet initial du litige, mais pour des raisons de pouvoir et de rang social, le pacha ne peut accepter.

Les habitants du Mont Ararat se révoltent et permettent la libération d’Ahmet et sa fuite avec Gulbahar. Ils se réfugient tous deux chez un autre bey qui, selon la coutume, leur doit la protection. La situation d’Ahmet devient inextricable. Il entraîne dans son tourment de plus en plus de gens. Sa position de négociation n’est pas vraiment améliorée. En effet, s’il n’est plus sous la menace directe de la peine de mort, le pacha peut quand même attaquer et mettre en déroute son protecteur. C’est là que le caractère des personnages de la négociation devient un facteur important : l’altruisme d’Ahmet et son respect des traditions empêchent toute modification de sa MESORE et ne cessent de l’aggraver relativement à celle du pacha. Ce dernier est un individu imbus de sa personne et refuse tout obstacle à son autorité, pour laquelle il est prêt à sacrifier des vies.

Toutes les tentatives de médiation des beys ont échoué, en partie parce qu’ils estiment qu’Ahmet est dans son droit en respectant la tradition.

Il est intéressant ici de comparer les intérêts de chacun :

Table des intérêts : (les éléments présents dans le récit ne permettent pas de constituer de véritables tables d’intérêts profondes et hoérarchisées).

Le pacha

Ahmet

Satisfaire sa soif de pouvoir (égoïsme et égocentricité),

Maintenir son pouvoir hiérarchique

Respecter le « Don du Ciel » (la tradition),

Soutenir la résistance de sa communauté

Les beys

Sofi

Respecter le pouvoir hiérarchique du pacha et lui apporter satisfaction (y compris s’ils sont en désaccords)

Désir d’éviter des heurts sanglants avec la population locale

Faire valoir la tradition

Défendre Ahmet

 

Les intérêts des uns et des autres sont connus, car exprimés. Mais, il n’y a aucune proposition qui répondent aux intérêts des uns et des autres.

Les beys font des tentatives d’option : céder le cheval serait un geste qui vaudrait au pacha un renforcement de son pouvoir sur les paysans. Ceux-ci l’estimerait plus légitime, car il respecterait les traditions et ferait preuve de compréhension (mais ces intérêts se situent très bas dans la table du pacha). De plus, (ceci est un argument implicite) le pacha gagnerait également un soutien plus franc des beys qui lui sont dévoués mais qui agissent vraisemblablement plus par peur de son autorité et des sanctions envisageables que par réelle approbation des exigences du dit pacha.

La résolution du conflit par des voies détournées (tentative de créativité mais chargée d’hypocrisie de la part du pacha) et des personnes interposées :

Finalement, pour éviter qu’une attaque ne soit déclenchée contre le bey, Ahmet accepte un défi, apparemment impossible. Monter jusqu’au sommet de l’Ararat, d’où nul n’est jamais revenu, est indiquer par un feu l’accomplissement de cet exploit. Alors seulement, il pourra conserver le cheval et épouser Gulbahar. On voit clairement que le pacha a profité de sa position de force et a su joué avec son environnement.

Ahmet est en quelque sorte prêt à accepter sa BATNA initiale, mourir pour conserver son cheval. Pourtant, il parvient à accomplir l’exploit impossible. Dans le même temps, le pacha, avait dû abdiquer face à la pression populaire. Les montagnards se sont massés aux pieds du palais. Ils ont agi en témoins de tension et ont permis aux beys de faire valoir l’argument « avertissement » auprès du pacha. Celui-ci déclare donner son cheval et sa fille à Ahmet quoi qu’il arrive.

Que se passe-t-il alors ? Les termes du conflit ont changé. Lorsque la tension est à son comble et que la pacha comprend que l’issue de la négociation est bien au dessous de sa MESORE : il va mourir, s’il ne cède pas, alors il accepte et retourne finalement la situation en sa faveur. Ahmet n’a rien obtenu par lui-même. Lorsqu’il rentre, il repart avec Gulbahar : le pacha lui a accordé son pardon et s’occupera des noces.

Curieusement on aboutit presque à une situation Win-Win, même si le renforcement de sa légitimité n’était pas un intérêt majeur pour le pacha :

  • Le pacha renforce la légitimité de son pouvoir.
  • Ahmet repart sain et sauf avec son cheval et Gulbahar.

(Toutefois, l’issue du récit est tragique : le conflit à usé Ahmet et attisé un chagrin d’amour indestructible chez Gulbahar qui se sent délaissée, tue son amant et se suicide !).

Tout au long du récit, les positions des négociateurs sont biaisées par les forces en présence. Ahmet ne négocie pas, c’est un fataliste, le pacha ne négocie pas non plus, c’est un mur ! Il n’évolue dans ses positions que sous la menace.

Dans ce conflit, les intérêts des uns et des autres ne parviennent pas à prendre le pas sur leurs positions respectives, fondées notamment sur des relations hiérarchiques de pouvoir.

Les paysans ont agi comme témoins de tension très efficace.

L’échec du processus de négociation avant la résolution finale par les témoins de tension provient vraisemblablement du fait que l’essentiel de la négociation porte sur des questions de tradition, de droit, qui ne font pourtant pas partie du domaine négociable. Le problème du pouvoir est aussi fréquemment mis en en jeu.

Analyse de la tendance du pacha : le dur inefficace.

Le récit le décrit comme perpétuellement suspicieux, voire paranoïaque, pour lui, tout participant à la négociation est donc un adversaire, y compris les beys qui tentent d’intercéder en faveur d’Ahmet, mais aussi dans l’intérêt du pacha, afin qu’il ne se fasse pas un ennemi juré de toute la population montagnarde. Son objectif est en permanence de vaincre, quelque soit l’enjeu. Il s’illusionne ainsi lui-même sur son propre pouvoir. Seul son pouvoir de nuisance lui permet de maintenir, tout du moins en apparence, son autorité de Pacha. Il use d’ailleurs de la menace comme argument pour faire valoir et défendre son point de vue. Seules les concessions que peuvent lui faire les beys (concessions qui vont souvent à l’encontre de leur opinion) garantissent le maintien de toute relation avec le pacha dans la négociation, dont les beys sont à la fois les médiateurs et les acteurs, malgré eux. Le pacha est donc, ce qu’on peut qualifié de dur avec les gens. Ils se fortifie en permanence sur ses positions, adoptant par la même une attitude rigide, qui s’écarte en tout point des principes de la négociation raisonnée. Autrement dit, il verrouille ses positions, met la pression et n’accepte comme solution au conflit que la sienne ; solution qui lui garantie des gains à lui seul !

Face à ce négociateur dur inefficace, puisque sa stratégie est un échec flagrant et qu’il finit par abdiquer face à la même stratégie de menace que la sienne, se dresse un personnage qui ne négocie pas – Ahmet. Dès le départ, ses stratégies sont limitées : conserver le cheval et risquer le courroux du pacha. Rendre le cheval et risquer l’incompréhension des autres montagnards et de son Dieu. Ahmet doit en effet tenir compte de facteurs extérieurs très puissants, que sont les traditions d’une part et le pouvoir d’autre part. Il se retrouve ainsi en symbole de la défense des intérêts de tout un peuple, de sa fierté, incarnée par la possession de ce cheval.